Plusieurs raisons déterminèrent Souleïman à
se mettre lui-même à la tête de l'armée d'expédition contre la Hongrie. Il
voulait dans le cours de cette campagne soumettre Erlau et Szigeth, qui avaient
jusqu'alors bravé tous les efforts de ses armes, et effacer par la conquête de
ces deux forteresses la tache du malheureux siège de Malte; il pensait que la
fortune ne le trahirait pas sur la fin de sa glorieuse carrière, et qu'après
l'avoir commencée par le siège do Belgrade sur les frontières méridionales de
la Hongrie, il la terminerait avec le même éclat par la prise des forteresses
de Raab et de Komorn, sur la frontière septentrionale du même royaume.
D'un
autre côté, les représentations de sa fille Mihrmah et du scheïkh Noureddin
vinrent le confirmer dans cette résolution ; celui-ci lui reprochait d'avoir
trop longtemps négligé les devoirs d'un bon Musulman, en s'abstenant de
conduire en personne les guerres saintes contre les infidèles. Enfin le nouveau
gouverneur d'Ofen, surnommé Arslan (le lion), fils de MohammedPascha et
petit-fils d'Yahyaoghli, ne cessait de lui représenter dans ses lettres et ses
messages que la Hongrie était dégarnie de troupes, et que sur tous les points
cette province était ouverte à la conquête.
Arslan, habitué à exciter encore par
l'opium et le vin le courage de lion dont la nature l'avait doué, ne put se
résigner à attendre la présence du Sultan, et dans le dessein de lui frayer par
un premier succès le chemin de la victoire, il se porta, sans avoir reçu aucun
ordre, devant Palota, et en commença le siège avec huit mille hommes et quatre
pièces de canon (9 juin 1 566). Depuis dix jours il foudroyait la place, et
avait enfin ouvert plusieurs brèches, lorsqu'il se vit contraint de lever le
siège par l'arrivée des troupes impériales, que le commandant Thury avait
appelées à son secours, et qui furent signalées par le beschlù-aga DeliLoutfi,
dans une reconnaissance qu'il fit dans la forêt de Bakon. Ne trouvant plus
l'ennemi qu'il venait com battre, le comte Eck de Salm s'empara par surprise de
Wessprim et deTata; tel' fut dans cette circon stance l'acharnement des soldats
allemands, qu'ils n'épargnèrent ni amis ni ennemis, et égorgèrent
indistinctement les Turcs et les Hongrois qui voulaient sauver quelques-uns des
vaincus, ce qui amena quelques fâcheuses représailles des Hongrois contre leurs
alliés. Le superbe monument de Wessprim, l'église fondée par Etienne roi de
Hongrie, qui jusqu'alors avait survécu même aux occupations des Ottomans, fut
réduite en cendres. Soixante Turcs faits prisonniers à Tata furent envoyés à
Raab avec le capitaine des janissaires Kurd. Cependant l'armée était sortie de
Constantinople, divisée en deux corps principaux ayant chacun une destination
différente. Le premier, fort de vingt-cinq mille hommes de cavalerie et
d'infanterie, et de deux mille janissaires, sous les ordres du second vizir,
Pertew-Pascha, ancien aga des janissaires, se dirigea vers les frontières de
Transylvanie, où il devait faire le siége de Gyula, après s'être renforcé des
troupes des gouverneurs de Temeswar et de Belgrade '. Le prince de
Transylvanie, Sigismond Zapolya, et le khan de Crimée, Dewlet-Ghiraï, avaient
reçu ordre de reprendre Szathmar et Tokay, dont la perte avait si vivement
irrité le Sultan. Enfin, le 1er mai (11 schewal 973) [xxxi], Souleïman luimême
se mit en marche avec un appareil plus imposant que dans aucune campagne
précédente. C'était la treizième fois que le Sultan présidait en personne aux
opérations de ses armées : pendant son long règne de quarante-cinq ans, il avait
commandé successivement les expéditions de Belgrade, Bhodes, Mohacz, Vienne,
Gùns, Bagdad, Corfou, Suczawa, Ofen, Gran, Tebriz et Nakhdjiwan. Il était
accompagné dans cette campagne par le grand-vizir, en qualité de serasker, et
par les troisième, quatrième et cinquième vizirs, Ferhad, Ahmed et Moustafa. Le
second vizir, Pertew-Pascha, était, ainsi que nous l'avons dit, parti deux mois
auparavant pour Gyula. A la suite du Sultan se trouvaient encore les deux juges
d'armée, Hamid et Perwiz-Efendi, l'aga des janissaires Ali, le premier
defterdar Mourad-Tschelebi, le nischandji Egri Abdizadé Mohammed Tschelebi, qui
avait été nommé à la place de l'historien Djelalzadé. Ce dernier avait en effet
suivi le Sultan avec le titre de nischandji dans ses campagnes précédentes,
dont il avait écrit l'histoire comme témoin oculaire. Le gouvernement de la
capitale fut confié à Iskender-Pascha, en qualité de kaïmakam, et aux second et
troisième defterdars ; la direction du port et de l'arsenal ful'remise au
kapitan-pascha Pialé et au bostandji-baschi Daoud. Le moufti Ebousououd, le
kaïmakam Iskender-Pascha et le juge de Constantinople, Kazizadé Ahmed-Efendi,
accompagnèrent le Sultan lors de son départ, le premier jusqu'à la mosquée
d'Ali-Pascha, et les deux autres jusqu'à la porte de la ville appelée la porte
d'Andrinople. Hors des murs, le Sultan fit halte dans la prairie de
Roustem-Tschelebi, et les poètes Abdoul Baki, Newayi, Fouriet Kazi
Obeïdi-Tschelebi, lui présentèrent des poésies, où ils chantaient d'avance les
futurs succès de la glo rieuse expédition du Padischah.
Le premier camp fut établi dans les
environs de Constantinople, près des aqueducs, dont Souleïman contempb avec
orgueil et ravissement l'entier achèvement. Affaibli par l'âge et souffrant de
la goutte, le Sultan ne put faire le trajet à cheval comme auparavant, mais
dans une voiture, qu'il ne quittait pas même pour les conférences avec les
vizirs. Sur toute la route, le grand-vizir devançait le Sultan d'une station,
afin de faire aplanir les chemins pour le passage de la voiture impériale. Ce ne fut qu'au bout
d'un mois (13 silkidé — 1" juin) qu'on arriva dans la plaine riante de
Tatarbazari, où Ton dressa les tentes. Le Sultan y reçut par un chambellan une
lettre, qui lui annonçait la naissance d'un fils de Mourad, gouverneur de
Magnésie et fils de Sélim ; il donna à cet arrière-petit-fils, suivant la
demande qui lui en était faite, le nom de Mohammed, et reprit sa marche à
travers le Balkan. Des pluies abondantes rendirent très-difficile le passage du
défilé de Kapouluderbend ; on s'arrêta un jour à Sofia, deux à Nissa et trois à
Belgrade, où Souleïman arriva quarante-neuf jours après son départ de
Constantinople. Sur la route, l'armée eut à souffrir de l'audace et des rapines
des brigands ; Souleïman ordonna de les poursuivre dans leurs repaires et de
les lui livrer morts ou vivans. L'aga des janissaires et les yasakdjis, espèce
de gens d'armes qu'il avait sous ses ordres, redoublèrent de vigilance; par
leurs soins, ainsi que par ceux du beg de Milgara, Orenbeg, on saisit dans
leurs cavernes un grand nombre de ces brigands, et chaque station de l'armée
fut marquée par quelques exécutions.
Orenbeg fut récompensé de la sécurité qu'il
avait procurée à l'armée par l'emploi de tschaousch-baschi, et quatre janissaires,
qui s'étaient particulièrement distingués dans la recherche des brigands,
passèrent dans les rangs des sipahis avec une solde de treize aspres par jour.
A l'arrivée du Sultan à Belgrade, les eaux du Danube se trouvèrent tellement
grossies par les dernières pluies, qu'il fut impossible d'établir de suite un pont à Sabacs ; Souleïman ordonna en
conséquence aux agas des janissaires et aux defterdars, à l'armée de Roumilie,
d'Anatolie et de Karamanie, de passer le fleuve sur des barques, et de se rendre
par Semlin dans les plaines de la Syrmie, où il ne tarderait pas à les
rejoindre. Les chemins de Belgrade à Sabacs étaient défoncés par les pluies; un
grand nombre de chameaux périrent ; la tente impériale même fut perdue, et le
Sultan dut se servir de celle du grand-vizir.
Ce trajet si court n'avait pas demandé
moins de quatre journées; pendant lesquelles Beïrambeg, sandjak de Semendra,
était parvenu à achever le pont de Sabacs; Souleïman le passa à cheval, au
milieu de son armée disposée sur deux lignes, et fit son entrée solennelle à
Semlin. Les beglerbegs de Roumilie, d'Anatolie et de Karamanie, Schems-Ahmed,
Sal -Mahmoud et le Tscherkesse Souleïman, le reçurent à la tête de leurs
troupes en lui souhaitant, suivant le cérémonial d'usage, mille prospérités. Il
fit aussitôt publier l'ordre de célébrer à Semlin le petit Beïram. La veille de
cette fête (9 silhidjé — 7 juin), il envoya sa propre barque à Sigismond
Zapolya, pour l'amener à l'entrevue à laquelle il l'avait fait inviter par un
Ischaousch quelque temps avant son départ de Constantinople. Sigismond se
rendit aux désirs du Sultan, accompagné de quatre cents nobles de sa cour, et
fut conduit parles sandjaks et les tschaouschs jusqu'à la tente impériale,
établie sur une hauteur où s'élevait jadis le château d'Hunyade. A son arrivée
au camp, il fut salué par une salve générale de l'artillerie ottomane, et sa
tente fut dressée dans le voisinage de
celles des paschas. Le jour suivant, après la célébration du petit Beïram, qui
eut lieu avec une grande solennité, Souleïman distribua des présens
considérables à l'armée et à ses chefs.
Les beglerbegs reçurent chacun un don de
cinquante mille aspres, les sandjaks de trente mille, les sipahis de mille, et
les janissaires de cinq cents '. Ce ne fut que le lendemain (1 1 silhidjé — 29
juin) que Sigismond fut admis en audience solennelle dans la tente du Sultan.
Le cortège du jeune prince était formé de cinquante tschaouschs qui le
précédaient, et de cinquante autres qui le suivaient; immédiatement audevant de
lui marchaient à cheval l'aga des janissaires, le grand-chambellan et le
grand-maréchal de la cour, avec leurs baguettes ornées de chaînes d'argent,
trois maîtres de cérémonies et quatre vizirs ; il avait à ses côtés les
coureurs du seraï en costume persan, dont quatre, entièrement vêtus d'or,
tenaient les étriers de son cheval. Arrivé devant la tente impériale, Sigismond
mit pied à terre, et attendit que cent janissaires eussent offert au Sultan ses
magnifiques présens, parmi lesquels on distinguait douze coupes de vermeil
richement travaillées, et un rubis d'une valeur de cinquante mille ducats.
Puis, accompagné de neuf grands de sa suite, il parut devant le trône d'or du
Sultan, autour duquel étaient assis les quatre vizirs, qui en représentent les
colonnes. Le prétendant à la couronne de Hongrie fléchit trois fois le genou,
et trois fois le Padischah l'invita à se relever, en lui présentant sa main à
baiser et en le nommant son fils bien-aimé ; le grand-vizir lui-même le
conduisit à un siège orné de perles et de pierreries. S'adressant alors à
l'interprète Ibrahim, Sigismond lui dit que, troublé par tant de magnificence,
il ne pouvait que rappeler au Sultan qu'il était le fils d'un de ses vieux
serviteurs ; Souleïman répondit au prince qu'il ne déposerait pas les armes
avant de l'avoir placé sur le trône de Hongrie. Quarante ans s'étaient écoulés
depuis que la plaine de Mohacz avait vu tomber le roi légitime de Hongrie
Louis, dont la mort avait été suivie à trois ans de distance de la soumission
de ce royaume à la Porte dans la personne du prétendant Zapolya; il y avait
vingt-cinq ans que le fils de Zapolya avait été chassé d'Ofen avec sa mère,
Isabelle de Pologne, en recevant la promesse de recouvrer un jour la couronne
de son père. Souleïman renouvela alors solennellement cette promesse, sur la
demande que Sigismond lui en avait présentée par écrit, ajoutant qu'il était
toujours prêt à assister les veuves et les orphelins. II le congédia
gracieusement, et lui envoya le lendemain, par vingt-deux tschaouschs, des
présens magnifiques, parmi lesquels on remarquait un poignard et un sabre
richement ornés de pierreries, et quatre chevaux superbes conduits par le
grand-écuyer. Souleïman voulait encore honorer Sigismond d'une invitation à un
festin, mais le grand-vizir l'en
dissuada en lui représentant que le prince, d'une faible complexion, pourrait
être incommodé par les mets turcs auxquels il n'était pas habitué, et que son
indisposition pourrait être attribuée par les Hongrois à un empoisonnement. Ce
n'était là qu'un prétexte sous lequel Mohammed-Sokolli cachait le véritable
motif qui le portait à vouloir priver le prince de l'honneur d'être traité par
le Sultan.
Sokolli avait invité Sigismond à venir lui
rendre visite dans sa tente; mais celui-ci cédant aux conseils de Bekessi, qui
lui représentait qu'il n'était pas de sa dignité de faire un tel honneur à un
esclave, avait répondu d'une manière évasive à l'invitation du grandvizir, en
témoignant le désir que leur entrevue se fît à cheval et en pleine campagne;
telle fut l'origine de la haine de Mohammed-Sokolli contre le prince. Deux
jours après (13 silhidjé— 1" juillet), Sigismond eut son audience de
congé, dans laquelle le Sultan lui adressa ces paroles : « Prends soin de te
pourvoir de soldats, de poudre, de plomb et d'argent, et si tu éprouves
quelques besoins, fais-nous les connaître, afin que nous puissions les
satisfaire. » Souleïman se leva deux fois pour l'embrasser. Dans sa demande
écrite, Sigismond ne réclamait que le territoire compris entre la Theiss et la
frontière de Transylvanie, évitant d'insister sur la restitution de Temeswar et
de Lippa, où se trouvaient déjà des mosquées, ainsi que sur celle de Debrezin
et de Szolnok, deux villes frontières. En faisant droit à sa modeste demande,
le Sultan mit en liberté trois cents prisonniers qui relevaient de son gouvernement. Le jour de la dernière audience
du fils de Zapolya, Souleïman reçut aussi l'ambassadeur du roi de France,
Guillaume d'Aube, qui s'était rendu au camp ottoman pour présenter au Sultan
les félicitations de son souverain au sujet de la campagne qui allait s'ouvrir
en Hongrie. Dans cette occasion, l'ambassadeur du roi très-chrétien félicita
Sigismond Zapolya d'avoir abjuré la foi catholique, pour embrasser la doctrine
de Luther.
De Semlin, lebeglerbeg de Karamanie,
SouleïmanPascha, reçut ordre de se diriger sur Ofen ; le Sultan lui-même devait
passer le pont de Peterwardeïn pour marcher sur Erlau. Mais on apprit que le
comte Nicolas Zriny avait surpris à Siklôs Mohammed, sandjak de Tirhala, ancien
grand-écuyer tranchant de Souleïman, l'avait tué, ainsi que son fils, avait
pillé son camp et emporté un butin considérable, comprenant, en argent
seulement, une somme de dixsept mille ducats. Furieux de cette nouvelle,
Souleïman changea son plan de campagne, et résolut de punir avant tout Zriny
par la conquête de Szigeth. Il fit jeter sur le Danube, près de Vukovar, un
pont sur lequel passa l'armée dès qu'il fut achevé. Cette première marche,
conduite par le kapidji-baschi AliAga, en sa qualité de quartier -maître
général, fut tellement rapide, que le trajet de deux journées se fit en une
seule ; le Sultan, en proie aux irritations d'une vieillesse valétudinaire, fut
choqué de cet excès de diligence, et voulut punir le zèle mal entendu du kapidji-baschi
en ordonnant de lui trancher la lête.
Mais le grand-vizir parvint à lui sauver la
vie, en représentant à Souleïman que cette infraction à ses ordres aurait
cependant un heureux résultat, et jetterait la terreur parmi ses ennemis, en
leur montrant que, malgré le poids des années, Sa Majesté pouvait encore
doubler les marches comme dans sa jeunesse. Une nouvelle crue du Danube emporta
le pont de Vukovar [xxxii] ; et dans l'impatience que lui causa cet accident,
Souleïman ordonna d'en établir un autre sur la Drave, près d'Essek. En moins de
dix-sept jours, ce pont, composé de cent dix - huit pontons d'une longueur
totale de quatre mille huit cents au nes, fut prêt pour le passage de l'armée.
Le Sultan vint le visiter au bruit du canon, sur un yacht resplendissant d'or,
dont le gouvernail était conduit par Ali Portouk, le vieux beg de Rhodes.
Chargé du commandement de la flottille ou Danube, Ali Portouk avait amené ce
yacht et trois galères des eaux du Bosphore dans celles du Danube et de la
Drave. En descendant à terre, Souleïman entra dans la tente de l'aga des
janissaires, et récompensa généreusement son zèle et celui du commandant de la
flottille; il ordonna aux beglerbegs de faire sans délai passer le Danube à
l'armée, qu'il suivit lui-même vingt-quatre heures après, le 1er moharrem 974
(19 juillet 1566). Quoiqu'il eût été sévèrement défendu de piller et
d'incendier le pays, plusieurs villages furent livrés aux flammes; Souleïman, irrité de cette
indiscipline, ordonna au grand-chambellan Goulabi-Aga et à cent kapidjis, de
pendre tous les auteurs du pillage et de l'incendie sur le théâtre même de
leurs excès ; il enjoignit également au grand-vizir de veiller, conjointement
avec les tschaouschs, à la prompte exécution des coupables. Le commandant de l'artillerie
de siége reçut ordre de faire traîner, par des buffles, les pièces de campagne
à Szigeth, et notamment le gros canon de Katzianer, qui avait été déposé comme
trophée à Arad, par Khosrew et Ferhadbeg. Pendant cette marche, l'armée campa à
Harsany, entre Fùnfkirchen et Siklôs, village fameux par l'excellence des vins
de son terroir, et tristement célèbre dans l'histoire ottomane par l'exécution
d'un des plus braves généraux de la Turquie.
Le gouverneur d'Ofen, Mohammedbeg, dit le
Lion (Arslan), dont la tentative prématurée sur Palota avait indisposé le
Sultan, s'était attiré toute sa colère en laissant prendre Wessprim et Tata; il
avait en outre excité contre lui le ressentiment du grand-vizir, par des
lettres insultantes que Souleïman avait communiquées à ce dernier'. En arrivant
à Siklôs, le Sultan ordonna au tschaousch-baschi Bourounsiz de se rendre avec
quinze tschaouschs à Ofen, et de lui rapporter la tête du gouverneur de cette
place, Arslan-Pascha. Au moment où il signait cet ordre, un émissaire du
gouverneur lui annonça que celui-ci avait quitté son armée depuis trois jours
pour se rendre au camp ottoman. Sur cet avis, Souleïman substitua à son premier
ordre celui de le décapiter, au moment où il entrerait dans la tente du
grand-vizir. Le lendemain matin, lorsque l'armée s'arrêta à Harsany, et pendant
que les vizirs étaient assemblés au diwan, Arslan-Pascha arriva vers la fin du
conseil, accompagné de cavaliers couverts de lourdes armures ; il se présenta à
la tente du grand-vizir et prit place sur le siège qui lui avait été préparé.
Sa hardiesse confondit tout le monde : les tschaouschs se demandaient ce qu'il
venait faire au camp, et chacun le jugeait fou d'avoir ainsi abandonné les
troupes qu'il commandait sans un ordre du Sultan. Le grand-vizir, s'avançant
vers lui, l'interpella ainsi : « Que prétends-tu faire ici? A qui donc as-tu
confié le soin de ton gouvernement? Le Padischah t'avait nommé beglerbeg, et tu
as livré ses forteresses aux infidèles. Malheur à toi, misérable ! ta sentence
de mort est prononcée. » Et se tournant vers le tschaousch-baschi, il lui dit :
« Fais disparaître cet homme de la terre. » Arslan tira de son sein deux
rapports qu'il voulait soumettre à l'empereur; le grand-vizir les prit, et au
même instant le tschaousch - baschi s'empara de sa victime. En l'absence du
bourreau, son aide fut chargé de l'exécution.
Lorsqu' Arslan sortit dé la tente, Ayas -
Pascha lui dit : « Les choses de ce monde n'ont pas de durée ; repens-toi et
tourne tes regards vers le ciel. » Sans répondre à cette exhortation, Arslan
s'adressant au bourreau : « Mon cher maître, lui dit-il, sois prompt, el prends
soin de bien appliquer ton pouce. » Aussitôt celui-ci l'étrangla. Le
gouvernement d'Ofen fut donné au neveu du grand-vizir Moustafa-Sokolli. Tous
les biens d'Arslan-Pascha furent confisqués au profit de l'Etat. On veilla
pendant la nuit près de son corps, et le lendemain mafin on le transporta au
tombeau de la famille Yahyaoghli, où il fut déposé près des restes de son père,
qui, dit-on, l'avait autrefois maudit dans sa colère, et lui avait prédit sa
fin tragique '. L'infortuné Mohammedbeg, surnommé le Lion pour sa valeur
éprouvée, était petit-fils de Balibeg, fils d'Yahya-Pascha, gouverneur de
Bosnie, l'un des plus braves généraux de Mohammed II. Son aïeul Hamza Balibeg
s'était distingué dès l'âge de quatorze ans dans une lutte héroïque, et s'était
fait remarquer au siège de Vienne, dans son poste sur le Wienerberg.
Yahya-Pascha, gendre de Bayezid, avait eu quatre fils, tous célèbres comme
hommes de guerre; l'un d'eux, Bali-beg, avait eu trois fils et un petit -fils
gouverneurs en Hongrie, savoir : Ahmed à Stuhlweissenbourg, Derwisch à Szegedin
et plus tard à Fùnfkirchen, Mohammed et Arslan à Ofen.
Le lendemain de l'exécution
d'Arslan-Pascha, le Sultan faisait son entrée solennelle à Fûnfkirchen, précédé
par les fils du grand- vizir, Kurdbeg et Hasanbeg (4 août 1 566). Pendant la
marche, le général des ouloufedjis, Ferhadbeg, le chef des mouteferrikas et
cinq lecteurs du Koran, récitaient la sourre de la victoire et de la conquête.
Le Sultan, qui saluait de sa voilure l'armée rangée en ligne sur son passage,
était escorté à gauche par les vizirs Ahmed -Pascha et Ferhad-Pascha, à droite
par le frère de ce dernier, Moustafa - Pacha, cinquième vizir, et par Kiloun
Sofi Ali - Pascha, sixième vizir récemment rappelé d'Egypte '. Trois jours
auparavant, le beglerbeg de Roumilie était venu camper, avec quatre-vingt-dix
mille hommes et un parc d'artillerie de trois cents canons, sur la colline de
Semilihov, au nord de Szigeth.
Le 5 août, Souleïman arriva lui-même devant
Szigeth, et donna l'ordre d'en commencer le siège. Cette place à deux milles de
Fùnfkirchen, appelée aussi Szigethwar, c'est-à-dire la ville des îles, est
entourée de tous les côtés par la rivière d' Aimas, et divisée en trois parties
que réunissent entre elles des ponts, le château, l'ancienne et la nouvelle
ville. Le château présente cinq bastions construits en terre et en fascines, et
entourés d'un triple fossé; la tour ronde, qui sert de magasin aux poudres, les
clochers et les corps-degarde, sont seuls bâtis en brique. A l'approche des
Ottomans, Zriny, commandant de Szigeth, fit élever une croix au milieu de la
forteresse; il ordonna en même temps l'exécution d'un soldat qui avait tiré son
sabre contre un de ses chefs ; mais à ce
châtiment conforme à la discipline militaire, Zriny joignit une cruauté
inutile, en faisant trancher la tête à un aga turc qu'il avait fait prisonnier.
Pour répondre à la pompe que déployait Souleïman et montrer qu'il était prêt à
le recevoir dignement, Zriny fit tendre les remparts de draperies rouges et
recouvrir la tour à l'extérieur de plaques d'étain qui étincelaient comme de
l'argent; enfin, dès que le Sultan parut sur la colline de Semilihov, il lui
souhaita la bien -venue en le saluant par la décharge d'un gros canon.
L'attaque commença aussi tôt de trois côtés à la fois. L'aile droite des
Ottomans était commandée par le troisième vizir Ferhad-Pascha et le beglerbeg
d'Anatolie Schems-Ahmed ; l'aile gauche, par le cinquième vizir Moustafa-Pascha
et le beglerbeg de Roumilie Sal-Mahmoud. L'aga des janissaires et Ali-Portouk,
beg deKodja-Ili, occupaient le centre, et avaient sous leurs ordres les begs
des frontières : parmi ceux-ci Nassouh, beg de Poschega, fut chargé de
foudroyer la vieille ville avec cinq gros canons, notamment avec celui de
Katzianer qui, par l'ordre exprés de Souleïman, avait été départi aux
janissaires.
Convaincu de l'impossibilité de défendre la
nouvelle ville, Zriny la fit livrer aux flammes. Les Turcs se logèrent sur les
décombres et y dressèrent des batteries ; ils comblèrent ensuite au moyen de
sacs de terre les marécages qui séparent l'ancienne ville de la citadelle, et
se tracèrent ainsi vers cette dernière un
chemin solide. Le quinzième jour après l'arrivée du Sultan, les
assiégeans étaient maîtres de toutes les fortifications extérieures; la
citadelle seule continuait d'opposer à leurs efforts une résistance désespérée
(1 9 août 1 566). Ce fui en vain que Souleïman tenta de fléchir l'héroïsme
persévérant de Zriny, en offrant de lui céder la possession exclusive de toute
la Croatie.
Les Ottomans avaient pris le porte-drapeau
et le trompette du fils aîné de Zriny, qui se trouvait dans l'armée envoyée par
Maximilien au secours de Szigelh ; Souleïman, dans la vue d'alarmer Zriny sur
le sort de son fils, ordonna que ces prisonniers fussent conduits devant les
murs de la citadelle, et que le premier y déployât son drapeau, tandis que le
second sonnerait l'air de la victoire !. En même temps il fit jeter dans la
place, en les attachant à des flèches, des lettres écrites en langues
allemande, hongroise et croate, et tendant à semer la division parmi les
troupes, ou à ébranler leur fidélité par de belles promesses. Ces lettres
avaient été composées par l'interprète Ibrahimbeg, le kiaya Lala
Moustafa-Pascha et le secrétaire intime Feridoun, qui avait été récemment promu
à la place lucrative de nischandji 3, pour avoir fait quitter au grand-vizir un
poste dangereux, où quelques instans plus tard une bombe avait tué plusieurs
soldats.
Dans le premier assaut donné à la
citadelle, les assiégeans repoussés perdirent deux drapeaux, et eurent à
regretter la mort de l'ancien gouverneur d'Egypte, Sofi Ali-Pascha ', accouru
du Caire pour assister à cette campagne (9 sâfer — 26 août). Le second assaut,
livré trois jours après, le jour même de l'anniversaire de la bataille de
Mohacz, de la prise d'Ofen et de Belgrade, fut plus acharné encore et plus
terrible [xxxm]; quatre jours plus tard, on en tenta un troisième ; mais les
janissaires se retirèrent bientôt, et attendirent l'achèvement de la mine
pratiquée sous le grand bastion. Dans la matinée du 5 septembre, cette mine fit
explosion avec un vif éclat de lumière, qui semblait être comme la torche
funéraire de Souleïman ; car ce grand souverain mourut dans la nuit du 5 au 6
septembre (20 sâfer), soit de decrépitude, soit des atteintes d'une
dyssenterie, soit enfin d'une attaque d'apoplexie. Le grand- vizir eut soin de
cacher cet événement, et, s'il faut en croire certains historiens, pour mieux
assurer le secret, il fit étrangler le médecin du Sultan. Ainsi Souleïman
expira, sans emporter avec lui la consolation de la prise de Szigeth, et avant
d'avoir reçu la nouvelle de la reddition de Gyula. Cette dernière place,
assiégée depuis le 5 juillet par Pertew-Pascha à la tête de vingt-cinq mille
hommes, venait d'être rendue par
Keretsenyi, Dans l'impatience et
l'irritation que lui causait la résistance de Szigeth, Souleïman avait écrit au
grand-vizir quelques heures avant sa mort : « Cette cheminée n'a donc pas cessé
de brûler, et le gros tambour de la conquête ne se fait donc pas encore
entendre. » De prétendues lettres autographes du Sultan, conçues dans le même
sens, furent après sa mort publiées dans le camp, sous la forme d'ordres du
jour, et communiquées aux vizirs qui n'étaient pas initiés au secret. L'auteur
de ces lettres était Djâferaga, premier porteur d'armes du Sultan; lui et le
secrétaire intime Feridoun étaient les seuls à qui le grandvizir eût dévoilé la
mort du Sultan ; l'un et l'autre continuèrent plus tard, sous le règne de Sélim
II ou plutôt de Sokolli, son grand-vizir, à justifier la confiance qu'ils
inspiraient, le premier comme gendre de Sokolli et aga des janissaires, et le
second comme reïse-fendi. Le 8 septembre (22 sâfer), tous les ouvrages
extérieurs étaient détruits, et, parmi les fortifications intérieures, la tour
seule était intacte, avec son magasin aux poudres. Voyant que le moment était
venu de se rendre ou de périr, Zriny choisit ce dernier parti avec une dignité
ferme et une admirable tranquillité d'esprit; décidé à mourir en héros, il
prépara avec un froid courage son heure dernière. Il se fit donner, par son
chambellan François Cserenkoe, un surtout en soie, passa sa chaîne d'or autour
de son cou, se couvrit la tête d'un chapeau noir, brodé d'or, et surmonté d'un
panache en plumes de héron, sous lequel étincelait un diamant de prix ; puis il
fit mettre dans sa poche cent ducats de Hongrie, rejetant avec soin ceux qui portaient le titre de la monnaie
turque, afin, disait-il, que celui qui s'emparerait de ses dépouilles ne pût se
plaindre de n'avoir rien trouvé sur lui. Se faisant ensuite apporter les clefs
de la forteresse, il les mit dans la poche qui contenait les ducats, et dit à ceux
qui l'entouraient : « Aussi long-temps que ce bras pourra se mouvoir, nul ne
m'arrachera ces clefs ni cet or; après ma mort, s'en emparera qui voudra! Mais
j'ai juré que dans le camp turc personne ne pourrait me montrer au doigt. »
Parmi quatre sabres d'honneur incrustés d'or, qu'il avait reçus pour des
actions d'éclat dans le cours de sa carrière militaire, il choisit le plus
ancien : « C'est avec cette arme, dit-il, que j'ai acquis mes premiers honneurs
et ma première gloire, et c'est encore avec elle que je veux paraître devant le
trône de l'Eternel, pour y entendre mon jugement. » Précédé de son
porte-drapeau et suivi du page qui portait son bouclier, il descendit dans la
cour sans casque ni cuirasse, et se présentant aux six cents braves déterminés
à mourir avec lui, il stimula leur courage par une courte allocution, qu'il
termina en invoquant trois fois le nom de Jésus. Déjà le feu envahissait sur
tous les points le château intérieur, et l'on ne pouvait plus différer d'un
instant le signal de la sortie. Près de la grande porte, se trouvait un mortier
chargé de mitraille; Zriny ordonna de le démasquer et d'y mettre le feu ; plus
de six cents des assaillans qui se pressaient sur le pont furent renversés. A
travers la fumée causée par l'explosion du mortier. Zriny s'élança sur les
Turcs, comme la foudre qui perce la nue.
Avec Laurent Juranitsch, son fidèle porte-drapeau, il se précipita au milieu
des rangs les plus serrés, et tomba frappé à la fois de deux balles dans la
poitrine et d'une flèche à la tête '. A cette vue, les Ottomans poussèrent à
trois reprises les cris de Allah! Les janissaires s'emparèrent du brave
défenseur de Szigeth, et le portèrent sur leurs épaules devant l'aga; puis le
déposant encore vivant sur l'affût du canon de Katzianer, la face tournée
contre la terre, ils lui tranchèrent la tête [xxiv]. Ainsi mourut sur le canon
même du traître Katzianer, celui qui l'avait fait assassiner dans son propre
château, expiant par cette fin la violation de l'hospitalité et l'exécution
injuste et cruelle d'un aga turc, son prisonnier.
Dès ce moment, le meurtre et l'incendie se
déchaînèrent avec une fureur sauvage dans la citadelle ; le chemin qui y
conduisait était jonché de cadavres ; les femmes et les enfans, entraînés hors
de leurs foyers, étaient souvent massacrés impitoyablement par les janissaires
qui se disputaient leur proie. Le chambellan, le trésorier et l'échanson de
Zriny étant tombés au pouvoir de l'ennemi, eurent la barbe coupée et brûlée. Le
grand- vizir leur fit demander, par l'intermédiaire de l'interprète Ibrahim,
quels étaient les trésors de Zriny, et ce qu'ils étaient devenus. L'échanson,
jeune Hongrois d'un noble orgueil, repondit avec assurance
« Zriny possédait cent mille ducats
hongrois, cent mille écus, mille coupes d'or de toutes dimensions et une riche
vaisselle; il a tout détruit, c'est à peine s'il a laissé une valeur de
cinquante mille ducats en objets de prix, déposés dans une caisse; mais ses
provisions de poudre n'en sont que plus considérables; elles vont faire explosion
au moment même où nous parlons, et le feu, qui seul vous a livré la forteresse,
deviendra aussi la cause de la ruine de votre armée. » Ces paroles menaçantes
furent confirmées par les deux autres prisonniers. Le grand-vizir alarmé
ordonna au tschaousch-baschi de monter à cheval avec tous ses gens, et de
prendre les mesures nécessaires pour prévenir un tel malheur. Les tschaouschs
eurent à peine le temps d'avertir les chefs de se retirer et de donner l'ordre
de la retraite; la tour sauta avec un horrible fracas, ensevelissant plus de
trois mille hommes sous ses ruines. Le même jour [xxxv], le grand-vizir envoya,
par l'entremise du grand chambellan Goulabi-Aga, la tête de Zriny, avec sou
chapeau et sa chaîne d'or, à Mohammed-Sokollovich, son neveu, gouverneur
d'Ofen, en lui enjoignant de la faire porter aussitôt au camp de l'empereur.
Conformément à cet ordre, Sokollovich adressa ces tristes dépouilles au comte
Eck de Salm. Plus tard, la tête fut portée par Balthazar Bacsanyi à
Tschakathurn, où elle fut déposée dans le couvent de Sainte -Hélène, à côlé du
tombeau de l'épouse de Zriny, née Frangipan.
Le huitième jour après l'occupation de
Szigeth, Sokolli convoqua un grand diwan, dans lequel le mouteferrika
Djelalzadé, le reïs-efendi Mohammed -Tschelebi, et le secrétaire-d'Etat
Feridoun écrivirent des lettres de victoire, qui furent expédiées, au nom de
Souleïman, comme s'il eût encore vécu, à tous les gouverneurs de l'empire, au
khan de Crimée, au schérif de la Mecque, au schah de Perse, et autres souverains
alliés de la Porte. On distribua des récompenses et on accorda des
augmentations de solde ; puis on publia une prétendue lettre de Souleïman, dans
laquelle son écriture avait été contrefaite par son premier écuyer, Djâfer;
cette lettre ordonnait qu'une partie de l'armée partirait aussitôt pour le
siège de Babocsa, et que l'autre serait employée à reconstruire les
fortifications de Szigeth. En même temps on répandit le bruit que le Sultan, ne
pouvant à cause d'une attaque de goutte paraître en public, était dans
l'intention de se rendre à la mosquée de Szigeth, dès que la construction en
serait achevée, pour y faire sa prière du vendredi et y rendre grâce de sa
brillante victoire. On fit diverses promotions à des emplois devenus vacans par
la mort de leurs titulaires [xxxvi] ; à cette occasion, Djelalzadé rentra dans
sa place de nischandji. En occupant les troupes aux fortifications de Szigeth
et à l'expédition de Babocsa, la prudence de Sokolli sut cacher le se cret de
la mort de Souleïman pendant trois semaines, et donner ainsi à l'héritier
présomptif le temps d'arriver de Kutahia à Constantinople. Une semblable me
sure avait été employée avec un égal succès à la mort de Mohammed Ier, Mohammed
II et Sélim I. Mohammed Sokolli, le conquérant de Szigeth, saisit d'une main si ferme les rênes du
gouvernement, que, non seulement durant ces trois premières semaines, mais
encore pendant les treize années qui s'écoulèrent jusqu'à sa mort, il fit
observer fidèlement les institutions de Souleïman, et maintint la prospérité et
la puissance de l'empire au point d'élévation où ce grand souverain les avait
portées.
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